Le portail de l'egyptologie

Lettre de M. Champollion à Thèbes (13e lettre)

Oct 26, 2012

<div style= »text-align: justify; »>Le 31 juillet 1828, Jean-François CHAMPOLLION, le père de l’égyptologie française, part pour une expédition scientifique en Egypte, afin d’appliquer aux monuments la méthode de déchiffrement des hiéroglyphes, trente ans après la campagne d’Egypte où NAPOLÉON avait emmené avec lui de nombreux savants. CHAMPOLLION y restera jusqu’en décembre 1829, où il rentrera en France pour se faire soigner de la tuberculose attrapée durant son voyage. Les lettres reproduites sur Egyptologue.fr, initialement publiée dans la revue Le Globe, ont été publié par son oncle en 1833, puis par son fils en 1867, sous le titre de « Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829 ». Elles appartiennent aujourd’hui au domaine public.

______________________________________________

Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829

 

Lettre treizième

 

 THEBES

Thèbes (Biban-el-Molouk), le 26 mai 1829.
Les détails topographiques donnés par Strabon ne permettent point de chercher ailleurs que dans la vallée de Biban-el-Molouk l’emplacement des tombeaux des anciens rois. Le nom de cette vallée, qu’on veut entièrement dériver de l’arabe en le traduisant par les portes des rois, mais qui est à la fois une corruption et une traduction de l’ancien nom égyptien Biban-Ou-rôou (les hypogées des rois), comme l’a fort bien dit M. Silvestre de Sacy, lèverait d’ailleurs toute espèce de douté à ce sujet. C’était la nécropole royale, et on avait choisi un lieu parfaitement convenable à cette triste destination, une vallée aride ; encaissée par de très-hauts rochés coupés à pic, ou par des montagnes en pleine décomposition, offrant presque toutes de larges fentes occasionnées soit par l’extrême chaleur, soit par des éboulements intérieurs, et dont les croupes sont parsemées de bandes noires, comme si elles eussent été brûlées en partie ; aucun animal vivant ne fréquente cette vallée de mort : je ne compte point les mouches, les renards, les loups et les hyènes, parce que c’est notre séjour dans les tombeaux et l’odeur de notre cuisine qui avaient attiré ces quatre espèces affamées.
En entrant dans la partie la plus reculée de cette vallée, par une ouverture étroite évidemment faite de main d’homme, et offrant encore quelques légers restes de sculptures égyptiennes, on voit bientôt au pied des montagnes, ou sur les pentes, des portes carrées, encombrées pour la plupart, et dont il faut approcher pour apercevoir la décoration : ces portes, qui se ressemblent toutes, donnent entrée dans les tombeaux des rois. Chaque tombeau a la sienne, car jadis aucun ne communiquait avec l’autre ; ils étaient tous isolés : ce sont les chercheurs de trésors, anciens ou modernes, qui ont établi quelques communications forcées.
Il me tardait, en arrivant à Biban-el-Molouk, de m’assurer que ces tombeaux, au nombre de seize (je ne parle ici que des tombeaux conservant des sculptures et les noms des rois pour qui ils furent creusés), étaient bien, comme je l’avais déduit d’avance de plusieurs considérations, ceux de rois appartenant tous à des dynasties thébaines, c’est-à-dire à des princes, dont la famille était originaire de Thèbes. L’examen rapide que je fis alors de ces excavations avant de monter à la seconde cataracte, et le séjour de plusieurs mois que j’y ai fait à mon retour, m’ont pleinement convaincu que ces hypogées ont renfermé les corps des rois des XVIIIe, XIXe et XXe dynasties, qui sont en effet toutes trois des dynasties diospolitaines ou thébaines. Ainsi, j’y ai trouvé d’abord les tombeaux de six des rois de la XVIIIe, et celui du plus ancien de tous, Aménophis-Memnon, inhumé à part dans la vallée isolée de l’ouest.
Viennent ensuite le tombeau de Rhamsès-Meïamoun et ceux de six autres Pharaons, successeurs de Meïamoun et appartenant à la XIXe ou à la XXe dynastie.
On n’a suivi aucun ordre, ni de dynastie, ni de succession, dans le choix de l’emplacement des diverses tombes royales : chacun a fait creuser la sienne sur le point où il croyait rencontrer une veine de pierre convenable à sa sépulture et à l’immensité de l’excavation projetée. Il est difficile de se défendre d’une certaine surprise lorsque, après avoir passé sous une porte assez simple, on entre dans de grandes galeries ou corridors couverts de sculptures parfaitement soignées, conservant en grande partie l’éclat des plus vives couleurs, et conduisant successivement à des salles soutenues par des piliers encore plus riches de décorations, jusqu’à ce qu’on arrive enfin à la salle principale, celle que les Égyptiens nommaient la salle dorée, plus vaste que toutes les autres, et au milieu de laquelle reposait la momie du roi dans un énorme sarcophage de granit.
Les plans de ces tombeaux, publiés par la Commission d’Égypte, donnent une idée exacte de l’étendue de ces excavations et du travail immense qu’elles ont coûté pour les exécuter au pic et au ciseau. Les vallées sont presque toutes encombrées de collines formées par les petits éclats de pierre provenant des effrayants travaux exécutés dans le sein de la montagne.
Je ne puis tracer ici une description détaillée de ces tombeaux ; plusieurs mois m’ont à peine suffi pour rédiger une notice un peu détaillée des innombrables bas-reliefs qu’ils renferment et pour copier les inscriptions les plus intéressantes. Je donnerai cependant une idée générale de ces monuments par la description rapide et très-succincte de l’un d’entre eux, celui du Pharaon Rhamsès, fils et successeur de Meïamoun. La décoration des tombeaux royaux était systématisée, et ce que l’on trouve dans l’un reparaît dans presque tous les autres, à quelques exceptions près, comme je le dirai plus bas.
Le bandeau de la porte d’entrée est orné d’un bas-relief (le même sur toutes les premières portes des tombeaux royaux), qui n’est au fond que la préface, ou plutôt le résumé de toute la décoration des tombes pharaoniques. C’est un disque jaune au milieu duquel est le Soleil à tête de bélier, c’est-à-dire le soleil couchant entrant dans l’hémisphère inférieur, et adoré par le roi à genoux ; à la droite du disque, c’est-à-dire à l’orient, est la déesse Nephthys, et à la gauche (occident) la déesse Isis, occupant les deux extrémités de la course du dieu dans l’hémisphère supérieur : à côté du Soleil et dans le disque, on a sculpté un grand scarabée qui est ici, comme ailleurs, le symbole de la régénération ou des renaissances successives : le roi est agenouillé sur la montagne céleste, sur laquelle portent aussi les pieds des deux déesses.
Le sens général de cette composition se rapporte au roi défunt : pendant sa vie, semblable au soleil dans sa course de l’orient à l’occident, le roi devait être le vivificateur, l’illuminateur de l’Égypte, et la source de tous les biens physiques et moraux nécessaires à ses habitants ; le Pharaon mort fut donc encore naturellement comparé au soleil se couchant et descendant vers le ténébreux hémisphère inférieur, qu’il doit parcourir pour renaître de nouveau à l’orient, et rendre la lumière et la vie au monde supérieur (celui que nous habitons), de la même manière que le roi défunt devait renaître aussi, soit pour continuer ses transmigrations, soit pour habiter le monde céleste et être absorbé dans le sein d’Ammon, le père universel.
Cette explication n’est point de mon cru ; le temps des conjectures est passé pour la vieille Égypte ; tout cela résulte de l’ensemble des légendes qui couvrent les tombes royales.
Ainsi cette comparaison ou assimilation du roi avec le soleil dans ses deux états pendant les deux parties du jour, est la clef ou plutôt le motif et le sujet dont tous les autres bas-reliefs ne sont, comme on va le voir, que le développement successif.
Dans le tableau décrit est toujours une légende dont suit la traduction littérale : «Voici ce que dit Osiris, seigneur de l’Amenti (région occidentale, habitée par les morts) : Je t’ai accordé une demeure dans la montagne sacrée de l’Occident, comme aux autres dieux grands (les rois ses prédécesseurs), à toi Osirien, roi seigneur du monde, Rhamsès, etc., encore vivant.»
Cette dernière expression prouverait, s’il en était besoin, que les tombeaux des Pharaons, ouvrages immenses et qui exigeaient un travail fort long, étaient commencés de leur vivant, et que l’un des premiers soins de tout roi égyptien fut, conformément à l’esprit bien connu de cette singulière nation, de s’occuper incessamment de l’exécution du monument sépulcral qui devait être son dernier asile.
C’est ce que démontre encore mieux le premier bas-relief qu’on trouve toujours à la gauche en entrant dans tous ces tombeaux. Ce tableau avait évidemment pour but de rassurer le roi vivant sur le fâcheux augure qui semblait résulter pour lui du creusement de sa tombe au moment où il était plein de vie et de santé : ce tableau montre en effet le Pharaon en costume royal, se présentant au dieu Phré à tête d’épervier, c’est-à-dire au soleil dans tout l’éclat de sa course (à l’heure de midi), lequel adresse à son représentant sur la terre ces paroles consolantes :
«Voici ce que dit Phré, dieu grand, seigneur du ciel : Nous t’accordons une longue série de jours pour régner sur le monde et exercer les attributions royales d’Hôrus sur la terre.»
Au plafond de ce premier corridor du tombeau, on lit également de magnifiques promesses faites au roi pour cette vie terrestre, et le détail des privilèges qui lui sont réservés dans les régions célestes ; il semble qu’on ait placé ici ces légendes comme pour rendre plus douce la pente toujours trop rapide qui conduit à la salle du sarcophage.
Immédiatement après ce tableau, sorte de précaution oratoire assez délicate, on aborde plus franchement la question par un tableau symbolique, le disque du soleil Criocéphale, parti de l’Orient, et avançant vers la frontière de l’Occident, qui est marquée par un crocodile, emblème des ténèbres, et dans lesquelles le dieu et le roi vont entrer chacun à sa manière. Suit immédiatement un très-long texte, contenant les noms des soixante-quinze parèdres du soleil dans l’hémisphère inférieur, et des invocations à ces divinités du troisième ordre, dont chacune préside à l’une des soixante-quinze subdivisions du monde inférieur, qu’on nommait KELLÉ, demeure qui enveloppe, enceinte, zone.
Une petite salle, qui succède ordinairement à ce premier corridor, contient les images sculptées et peintes des soixante-quinze parèdres, précédées ou suivies d’un immense tableau dans lequel on voit successivement l’image abrégée des soixante-quinze zones et de leurs habitants, dont il sera parlé plus loin.
A ces tableaux généraux et d’ensemble succède le développement des détails : les parois des corridors et salles qui suivent (presque toujours les parois les plus voisines de l’orient) sont couvertes d’une longue série de tableaux représentant la marche du soleil dans l’hémisphère supérieur (image du roi pendant sa vie), et sur les parois opposées on a figuré la marche du soleil dans l’hémisphère inférieur (image du roi après sa mort).
Les nombreux tableaux relatifs à la marche du dieu au-dessus de l’horizon et dans l’hémisphère lumineux sont partagés en douze séries, annoncées chacune par un riche battant de porte, sculpté, et gardé par un énorme serpent. Ce sont les portes des douze heures du jour, et ces reptiles ont tous des noms significatifs, tels que TEK-HO, serpent à face étincelante ; SATEMPEF-BAL, serpent dont l’oeil lance la flamme ; TAPENTHO, la corne du monde, etc., etc. A côté de ces terribles gardiens on lit constamment la légende : Il demeure au-dessus de cette grande porte, et l’ouvre au dieu Soleil.
Près du battant de la première porte, celle du lever, on a figuré les vingt-quatre heures du jour astronomique sous forme humaine, une étoile sur la tête, et marchant vers le fond du tombeau, comme pour marquer la direction de la course du dieu et indiquer celle qu’il faut suivre dans l’étude des tableaux, qui offrent un intérêt d’autant plus piquant que, dans chacune des douze heures de jour, on a tracé l’image détaillée de la barque du dieu, naviguant dans le fleuve céleste sur le fluide primordial ou l’éther, le principe de toutes les choses physiques selon la vieille philosophie égyptienne, avec la figure des dieux qui l’assistent successivement, et de plus, la représentation des demeures célestes qu’il parcourt, et les scènes mythiques propres à chacune des heures du jour.
Ainsi, à la première heure, sa bari, ou barque, se met en mouvement et reçoit les adorations des esprits de l’Orient ; parmi les tableaux de la seconde heure, on trouve le grand serpent Apophis, le frère et l’ennemi du Soleil, surveillé par le dieu Atmou ; à la troisième heure, le dieu Soleil arrive dans la zone céleste où se décide le sort des âmes, relativement aux corps qu’elles doivent habiter dans leurs nouvelles transmigrations ; on y voit le dieu Atmou assis sur son tribunal, pesant à sa balance les âmes humaines qui se présentent successivement : l’une d’elles vient d’être condamnée, on la voit ramenée sur terre dans une bari, qui s’avance vers la porte gardée par Anubis, et conduite à grands coups de verges par des cynocéphales, emblèmes de la justice céleste ; le coupable est sous la forme d’une énorme truie, au-dessus de laquelle on a gravé en grand caractère gourmandise ou gloutonnerie, sans doute le péché capital du délinquant, quelque glouton de l’époque.
Le dieu visite, à la cinquième heure, les Champs-Élysées de la mythologie égyptienne, habités par les âmes bienheureuses se reposant des peines de leurs transmigrations sur la terre : elles portent sur leur tête la plume d’autruche, emblème de leur conduite juste et vertueuse. On les voit présenter des offrandes aux dieux, ou bien, sous l’inspection du Seigneur de la joie du coeur, elles cueillent les fruits des arbres célestes de ce paradis ; plus loin, d’autres tiennent en main des faucilles : ce sont les âmes qui cultivent les champs de la vérité ; leur légende porte :
«Elles font des libations de l’eau et des offrandes des grains des campagnes de gloire ; elles tiennent une faucille et moissonnent les champs qui sont leur partage ; le dieu Soleil leur dit : Prenez vos faucilles, moissonnez vos grains, emportez-les dans vos demeures, jouissez-en et les présentez aux dieux en offrande pure.»
Ailleurs, enfin, on les voit se baigner, nager, sauter et folâtrer dans un grand bassin que remplit l’eau céleste et primordiale, le tout sous l’inspection du dieu Nil-Céleste. Dans les heures suivantes, les dieux se préparent à combattre le grand ennemi du Soleil, le serpent Apophis. Ils s’arment d’épieux, se chargent de filets, parce que le monstre habite les eaux du fleuve sur lequel navigue le vaisseau du Soleil ; ils tendent des cordes ; Apophis est pris ; on le charge de liens ; on sort du fleuve cet immense reptile, au moyen d’un câble que la déesse Selk lui attache au cou et que les douze dieux tirent, secondés par une machine fort compliquée, manoeuvres par le dieu Sev (Saturne), assisté des génies des quatre points cardinaux. Mais tout cet attirail serait impuissant contre les efforts d’Apophis, s’il ne sortait d’en bas une main énorme (celle d’Ammon) qui saisit la corde et arrête la fougue du dragon. Enfin, à la onzième heure du jour, le serpent captif est étranglé ; et bientôt après le dieu Soleil arrive au point extrême de l’horizon où il va disparaître. C’est la déesse Netphé (Rhéa) qui, faisant l’office de la Thétys des Grecs, s’élève à la surface de l’abîme des eaux célestes ; et, montée sur la tête de son fils Osiris, dont le corps se termine en volute comme celui d’une sirène, la déesse reçoit le vaisseau du Soleil, qui prend bientôt dans ses bras immenses le Nil céleste, le vieil Océan des mythes égyptiens.
La marche du Soleil dans l’hémisphère inférieur, celui des ténèbres, pendant les douze heures de nuit, c’est-à-dire la contre-partie des scènes précédentes, se trouve sculptée sur les parois des tombeaux royaux opposées à celles dont je viens de donner une idée très-succincte.
Là le dieu, assez constamment peint en noir, de la tête aux pieds, parcourt les soixante-quinze cercles ou zones auxquels président autant de personnages divins de toute forme et armés de glaives. Ces cercles sont habités par les âmes coupables qui subissent divers supplices. C’est véritablement là le type primordial de l’Enfer du Dante, car la variété des tourments a de quoi surprendre ; et je ne suis pas étonné que quelques voyageurs, effrayés de ces scènes de carnage, aient cru y trouver la preuve de l’usage des sacrifices humains dans l’ancienne Égypte ; mais les légendes lèvent toute espèce d’incertitude à cet égard : ce sont des affaires de l’autre monde, et qui ne préjugent rien pour les us et coutumes de celui-ci.
Les âmes coupables sont punies d’une manière différente dans la plupart des zones infernales que visite le dieu Soleil : on a figuré ces esprits impurs, et persévérant dans le crime, presque toujours sous la forme humaine, quelquefois aussi sous la forme symbolique de la grue, ou celle de l’épervier à tête humaine, entièrement peints en noir, pour indiquer à la fois et leur nature perverse et leur séjour dans l’abîme des ténèbres ; les unes sont fortement liées à des poteaux, et les gardiens de la zone, brandissant leurs glaives, leur reprochent les crimes qu’elles ont commis sur la terre ; d’autres sont suspendues la tête en bas ; celles-ci, les mains liées sur la poitrine et la tête coupée, marchent en longues files ; quelques-unes, les mains liées derrière le dos, traînent sur la terre leur coeur sorti de leur poitrine ; dans de grandes chaudières, on fait bouillir des âmes vivantes, soit sous forme humaine, soit sous celle d’oiseau, ou seulement leurs têtes et leurs coeurs.
J’ai aussi remarqué des âmes jetées dans la chaudière avec l’emblème du bonheur et du repos céleste (l’éventail), auxquels elles avaient perdu tous leurs droits. J’ai des copies fidèles de cette immense série de tableaux et des longues légendes qui les accompagnent.
A chaque zone et auprès des suppliciés, on lit toujours leur condamnation et la peine qu’ils subissent. «Ces âmes ennemies, y est-il dit, ne voient point notre dieu lorsqu’il lance les rayons de son disque ; elles n’habitent plus dans le monde terrestre, et elles n’entendent point la voix du Dieu grand lorsqu’il traverse leurs zones.» Tandis qu’on lit au contraire, à côté de la représentation des âmes heureuses, sur les parois opposées : «Elles ont trouvé grâce aux yeux du Dieu grand ; elles habitent les demeures de gloire, celles où l’on vit de la vie céleste ; les corps qu’elles ont abandonnés reposeront à toujours dans leurs tombeaux, tandis qu’elles jouiront de la présence du Dieu suprême.»
Cette double série de tableaux nous donne donc le système psychologique égyptien dans ses deux points les pins importants et les plus moraux, les récompenses et les peines. Ainsi se trouve complètement démontré tout ce que les anciens ont dit de la doctrine égyptienne sur l’immortalité de l’âme et le but positif de la vie humaine. Elle est certainement grande et heureuse, l’idée de symboliser la double destinée des âmes par le plus frappant des phénomènes célestes, le cours du soleil dans les deux hémisphères, et d’en lier la peinture à celle de cet imposant et magnifique spectacle.
Cette galerie psychologique occupe les parois des deux grands corridors et des deux premières salles du tombeau de Rhamsès V, que j’ai pris pour type de ma description des tombes royales, parce qu’il est le plus complet de tous.
Le même sujet, mais composé dans un esprit directement astronomique, et sur un plan plus régulier, parce que c’était un tableau de science, est reproduit sur les plafonds, et occupe toute la longueur de ceux du second corridor et des deux premières salles qui suivent.
Le ciel, sous la forme d’une femme dont le corps est parsemé d’étoiles, enveloppe de trois côtés cette immense composition : le torse se prolonge sur toute la longueur du tableau dont il couvre la partie supérieure ; sa tête est à l’occident ; ses bras et ses pieds limitent la longueur du tableau divisé en deux bandes égales : celle d’en haut représente l’hémisphère supérieur et le cours du soleil dans les douze heures du jour ; celle d’en bas, l’hémisphère inférieur, la marche du soleil pendant les douze heures de la nuit.
A l’orient, c’est-à-dire vers le point sexuel du grand corps céleste (de la déesse Ciel), est figurée la naissance du Soleil ; il sort du sein de sa divine mère Néith, sous la forme d’un petit enfant portant le doigt à sa bouche, et renfermé dans un disque rouge : le dieu Méuï (l’Hercule égyptien, la raison divine), debout dans la barque destinée aux voyages du jeune dieu, élève les bras pour l’y placer lui-même ; après que le Soleil enfant a reçu les soins de deux déesses nourrices, la barque part et navigue sur l’Océan céleste, l’Éther, qui coule comme un fleuve de l’orient à l’occident, où il forme un vaste bassin, dans lequel aboutit une branche du fleuve traversant l’hémisphère inférieur, d’occident en orient.
Chaque heure du jour est indiquée sur le corps du Ciel par un disque rouge, et dans le tableau par douze barques ou bari dans lesquelles paraît le dieu Soleil naviguant sur l’Océan céleste avec un cortège qui change à chaque heure, et qui l’accompagne sur les deux rives.
A la première heure, au moment où le vaisseau se met en mouvement, les esprits de l’Orient présentent leurs hommages au dieu debout dans son naos, qui est élevé au milieu de cette bari ; l’équipage se compose de la déesse Sori, qui donne l’impulsion à la proue ; du dieu Sev (Saturne), à la tête de lièvre, tenant une longue perche pour sonder le fleuve, et dont il ne fait usage qu’à partir de la 8e heure, c’est-à-dire lorsqu’on approche des parages de l’Occident ; le réis ou commandant est Hôrus, ayant en sous-ordre le dieu Haké-Oëris, le Phaëton et le compagnon fidèle du Soleil : le pilote manoeuvrant le gouvernail est un hiéracocéphale nommé Haôu, plus la déesse Neb-Wa (la dame de la barque), dont j’ignore les fonctions spéciales, enfin le dieu gardien supérieur des tropiques. On a représenté, sur les bords du fleuve, les dieux ou les esprits qui président à chacune des heures du jour ; ils adorent le Soleil à son passage, ou récitent tous les noms mystiques par lesquels on le distinguait. A la seconde heure paraissent les âmes des rois ayant à leur tête le défunt Rhamsès V, allant au-devant de la bari du dieu pour adorer sa lumière. Aux 4e, 5e et 6e heures, le même Pharaon prend part aux travaux des dieux qui font la guerre au grand Apophis caché dans les eaux de l’Océan. Dans les 7e et 8e heures, le vaisseau céleste côtoie les demeures des bienheureux, jardins ombragés par des arbres de différentes espèces, sous lesquels se promènent les dieux et les âmes pures. Enfin le dieu approche de l’Occident : Sev (Saturne) sonde le fleuve incessamment, et des dieux échelonnés sur le rivage dirigent la barque avec précaution ; elle contourne le grand bassin de l’ouest, et reparaît dans la bande supérieure du tableau, c’est-à-dire dans l’hémisphère inférieur, sur le fleuve qu’elle remonte d’occident en orient.
Mais dans toute cette navigation des douze heures de nuit, comme il arriva encore pour les barques qui remontent le Nil, la bari du Soleil est toujours tirée à la corde par un grand nombre de génies subalternes, dont le nombre varie à chaque heure différente. Le grand cortège du dieu et l’équipage ont disparu, il ne reste plus que le pilote debout et inerte à l’entrée du naos renfermant le dieu, auquel la déesse Thmeï (la vérité et la justice), qui préside à l’enfer ou à la région inférieure, semble adresser des consolations.
Des légendes hiéroglyphiques, placées sur chaque personnage et au commencement de toutes les scènes, en indiquent les noms et les sujets, en faisant connaître l’heure du jour ou de la nuit à laquelle se rapportent ces scènes symboliques. J’ai pris copie moi-même et des tableaux et de toutes les inscriptions.
Mais sur ces mêmes plafonds, et en dehors de la composition que je viens de décrire en gros, existent des textes hiéroglyphiques d’un intérêt plus grand peut-être, quoique liés au même sujet. Ce sont des tables des constellations et de leurs influences pour toutes les heures de chaque mois de l’année ; elles sont ainsi conçues :
MOIS DE TÔBI, la dernière moitié. —Orion domine et influe sur l’oreille gauche.
  • Heure 1re, la constellation d’Orion (influe) sur le bras gauche.
  • Heure 2e, la constellation de Sirius (influe) sur le coeur.
  • Heure 3e, le commencement de la constellation des deux étoiles (les Gémeaux ?), sur le coeur.
  • Heure 4e, les constellations des deux étoiles (influent) sur l’oreille gauche.
  • Heure 5e, les étoiles du fleuve (influent) sur le coeur.
  • Heure 6e, la tête (ou le commencement) du lion (influe) sur le coeur.
  • Heure 7e, la flèche (influe) sur l’oeil droit.
  • Heure 8e, les longues étoiles, sur le coeur.
  • Heure 9e, les serviteurs des parties antérieures (du quadrupède) Menté (le lion marin ?) (influent) sur le bras gauche.
  • Heure 10e, le quadrupède Menté (le lion marin ?), sur l’oeil gauche.
  • Heure 11e, les serviteurs du Menté, sur le bras gauche.
  • Heure 12e, le pied de la truie (influe) sur le bras gauche.
Nous avons donc ici une table des influences, analogue à celle qu’on avait gravée sur le fameux cercle doré du monument d’Osimandyas, et qui donnait, comme le dit Diodore de Sicile, les heures du lever des constellations avec les influences de chacune d’elles. Cela démontrera sans réplique, comme l’a affirmé notre savant ami M. Letronne, que l’astrologie remonte, en Égypte, jusqu’aux temps les plus reculés ; cette question, par le fait, est décidée sans retour, c’est un petit souvenir que je lui adresse, en attendant ses commissions pour Thèbes.
La traduction que je viens de donner d’une des vingt-quatre tables qui composent la série des levers, est certaine dans les passages où j’ai introduit les noms actuels des constellations de notre planisphère ; n’ayant pas eu le temps de pousser plus loin mon travail de concordance, j’ai été obligé de donner partout ailleurs le mot à mot du texte hiéroglyphique.
J’ai dû recueillir, et je l’ai fait avec un soin religieux, ces restes précieux de l’astronomie antique, science qui devait être nécessairement liée à l’astrologie, dans un pays où la religion fut la base immuable de toute l’organisation sociale.
Dans un pareil système politique, toutes les sciences devaient avoir deux parties distinctes : la partie des faits observés, qui constitue seule nos sciences actuelles ; la partie spéculative, qui liait la science à la croyance religieuse, lien nécessaire, indispensable même en Égypte, où la religion, pour être forte et pour l’être toujours, avait voulu renfermer l’univers entier et son étude dans son domaine sans bornes ; ce qui a son bon et son mauvais côté, comme toutes les conceptions humaines.
Dans le tombeau de Rhamsès V, les salles ou corridors qui suivent ceux que je viens de décrire, sont décorés de tableaux symboliques relatifs à divers états du soleil considéré soit physiquement, soit surtout dans ses rapports purement mythiques : mais ces tableaux ne forment point un ensemble suivi, c’est pour cela qu’ils sont totalement omis ou qu’ils n’occupent pas la même place dans les tombes royales. La salle qui précède celle du sarcophage, en général consacrée aux quatre génies de l’Amenti, contient, dans les tombeaux les plus complets, la comparution du roi devant le tribunal des quarante-deux juges divins qui doivent décider du sort de son âme, tribunal dont ne fut qu’une simple image celui qui, sur la terre, accordait ou refusait aux rois les honneurs de la sépulture. Une paroi entière de cette salle, dans le tombeau de Rhamsès V, offre les images de ces quarante-deux assesseurs d’Osiris, mêlées aux justifications que le roi est censé présenter, ou faire présenter en son nom, à ces juges sévères, lesquels paraissent être chargés, chacun, de faire la recherche d’un crime ou péché particulier, et de le punir dans l’âme soumise à leur juridiction. Ce grand texte, divisé par conséquent en quarante-deux versets ou colonnes, n’est, à proprement parler, qu’une confession négative, comme on peut en juger par les exemples qui suivent :
Dieu (tel) ! le roi, soleil modérateur de justice, approuvé d’Ammon, n’a point commis de méchancetés.
Le fils du Soleil Rhamsès n’a point blasphémé.
Le roi, soleil modérateur, etc., ne s’est point enivré.
Le fils du Soleil Rhamsès n’a point été paresseux.
Le roi, soleil modérateur, etc., n’a point enlevé les biens voués aux dieux.
Le fils du Soleil Rhamsès n’a point dit de mensonges.
Le roi, soleil, etc., n’a point été libertin.
Le fils du Soleil Rhamsès ne s’est point souillé par des impuretés.
Le roi, soleil, etc., n’a point secoué la tête en entendant des paroles dé vérité.
Le fils du Soleil Rhamsès n’a point inutilement allongé ses paroles.
Le roi, soleil, etc., n’a pas eu à dévorer son coeur (c’est-à-dire, à se repentir de quelque mauvaise action).
On voyait enfin, à côté de ce texte curieux, dans le tombeau de Rhamsès-Meïamoun, des images plus curieuses encore, celles des péchés capitaux : il n’en reste plus que trois de bien visibles ; ce sont la luxure, la paresse et la voracité, figurées sous forme humaine, avec les têtes symboliques de bouc, de tortue et de crocodile.
La grande salle du tombeau de Rhamsès V, celle qui renfermait le sarcophage, et la dernière de toutes, surpasse aussi les autres en grandeur et en magnificence. Le plafond, creusé en berceau et d’une très-belle coupe, a conservé toute sa peinture : la fraîcheur en est telle qu’il faut être habitué aux miracles de conservation des monuments de l’Égypte pour se persuader que ces frêles couleurs ont résisté à plus de trente siècles.
On a répété ici, mais en grand et avec plus de détails dans certaines parties, la marche du soleil dans les deux hémisphères pendant la durée du jour astronomique, composition qui décore les plafonds des premières salles du tombeau et qui forme le motif général de toute la décoration des sépultures royales.
Les parois de cette vaste salle sont couvertes, du soubassement au plafond, de tableaux sculptés et peints comme dans le reste du tombeau, et chargées de milliers d’hiéroglyphes formant les légendes explicatives ; le soleil est encore le sujet de ces bas-reliefs, dont un grand nombre contiennent aussi, sous des formes emblématiques, tout le système cosmogonique et les principes de la physique générale des Égyptiens. Une longue étude peut seule donner le sens entier de ces compositions, que j’ai toutes copiées moi-même, en transcrivant en même temps tous les textes qui les accompagnent. C’est du mysticisme le plus raffiné ; mais il y a certainement, sous ces apparences emblématiques, de vieilles vérités que nous croyons très-jeunes.
J’ai omis dans cette description, aussi rapide que possible, d’un seul des tombeaux royaux, de parler des bas-reliefs dont sont couverts les piliers qui soutiennent les diverses salles ; ce sont des adorations aux divinités de l’Égypte, et principalement à celles qui président aux destinées des âmes, Phtha-Socharis, Atmou, la déesse Mérésoehar, Osiris et Anubis.
Tous les autres tombeaux des rois de Thèbes, situés dans la vallée de Biban-el-Molouk et dans la vallée de l’Ouest, sont décorés, soit de la totalité, soit seulement d’une partie des tableaux que je viens d’indiquer, et selon que ces tombeaux sont plus ou moins vastes, et surtout plus ou moins achevés.
Les tombes royales véritablement achevées et complètes sont en très-petit nombre, savoir : celle d’Aménophis III (Memnon), dont la décoration est presque entièrement détruite ; celle de Rhamsès-Meïmoun, celle de Rhamsès V, probablement aussi celle de Rhamsès le Grand, enfin celle de la reine Thaoser. Toutes les autres sont incomplètes. Les unes se terminent à la première salle, changée en grande salle sépulcrale d’autres vont jusqu’à une seconde salle des tombeaux complets ; quelques-unes même se terminent brusquement par un petit réduit creusé à la hâte, grossièrement peint, et dans lequel on a déposé le sarcophage du roi, à peine ébauché. Cela prouve invinciblement ce que j’ai dit au commencement, que ces rois ordonnaient leur tombeau en montant sur le trône ; et si la mort venait les surprendre avant qu’il fût terminé, les travaux étaient arrêtés et le tombeau demeurait incomplet. On peut donc juger de la longueur du règne de tous les rois inhumés à Biban-el-Molouk, par l’achèvement ou par l’état plus ou moins avancé de l’excavation destinée à sa sépulture. Il est à remarquer, à ce sujet, que les règnes d’Aménophis III, de Rhamsès le Grand et de Rhamsès V furent, en effet, selon Manéthon, de plus de trente ans chacun, et leurs tombeaux sont aussi les plus étendus.
Il me reste à parler de certaines particularités que présentent quelques-unes de ces tombes royales.
Quelques parois conservées du tombeau d’Aménophis III (Memnon) sont couvertes d’une simple peinture, mais exécutée avec beaucoup de soin et de finesse. La grande salle contient encore une portion de la course du soleil dans les deux hémisphères ; mais cette composition est peinte sur les murailles sous la forme d’un immense papyrus déroulé, les figures étant tracées au simple trait comme dans les manuscrits et les légendes, en hiéroglyphes linéaires, arrivant presque aux formes hiératiques.
Le Musée royal possède des rituels conçus en ce genre d’écriture de transition.
Le tombeau de cet illustre Pharaon a été découvert par un des membres de la Commission d’Égypte dans la vallée de l’Ouest. Il est probable que tous les rois de la première partie de la XVIIIe dynastie reposaient dans cette même vallée, et que c’est là qu’il faut chercher les sépulcres d’Aménophis Ier et II, et des quatre Thouthmosis. On ne pourra les découvrir qu’en exécutant des déblayements immenses au pied des grands rochers coupés à pic dans le sein desquels ces tombe ont été creusées. Cette même vallée recèle peut-être encore le dernier asile des rois thébains des anciennes époques ; c’est ce que je me crois autorisé à conclure de l’existence d’un second tombeau royal d’un très-ancien style, découvert dans la partie la plus reculée de la même vallée, celui d’un Pharaon thébain nommé Skhaï, lequel n’appartient certainement point aux quatre dernières dynasties thébaines, les XVIIe, XVIIIe, XIXe et XXe.
Dans la vallée proprement dite de Biban-el-Molouk, nous avons admiré, comme tous les voyageurs qui nous ont précédés, l’étonnante fraîcheur des peintures et la finesse des sculptures du tombeau d’Ousireï Ier, qui dans ses légendes prend les divers surnoms de Noubeï, d’Athothi et d’Amoneï, et dans son tombeau celui d’Ousireï ; mais cette belle catacombe dépérit chaque jour. Les piliers se fendent et se délitent ; les plafonds tombent en éclats, et la peinture s’enlève en écailles. J’ai fait dessiner et colorier sur place les plus riches tableaux de cet hypogée, pour donner en Europe une idée exacte de tant de magnificence. J’ai fait également dessiner la série de peuples figurée dans un des bas-reliefs de la première salle à piliers.
J’avais cru d’abord, d’après les copies de ces bas-reliefs publiées en Angleterre, que ces quatre peuples, de race bien différente, conduits par le dieu Hôrus tenant le bâton pastoral, étaient les nations soumises au sceptre du Pharaon Ousireï ; l’étude des légendes m’a fait connaître que ce tableau a une signification plus générale. Il appartient à la 3e heure du jour, celle où le soleil commence à faire sentir toute l’ardeur de ses rayons et réchauffe toutes les contrées de notre hémisphère. On a voulu y représenter, d’après la légende même, les habitants de l’Égypte et ceux des contrées étrangères. Nous avons donc ici sous les yeux l’image des diverses races d’hommes connues des Égyptiens, et nous apprenons en même temps les grandes divisions géographiques ou ethnographiques établies à cette époque reculée.
Les hommes guidés par le Pasteur des peuples, Hôrus, sont figurés au nombre de douze, mais appartenant à quatre familles bien distinctes. Les trois premiers (les plus voisins du dieu) sont de couleur rouge sombre, taille bien proportionnée, physionomie douce, nez légèrement aquilin, longue chevelure nattée, vêtus de blanc, et leur légende les désigne sous le nom de RÔT-EH-NE-RÔME, la race des hommes, les hommes par excellence, c’est-à-dire les Égyptiens.
Les trois suivants présentent un aspect bien différent : peau couleur de chair tirant sur le jaune, ou teint basané, nez fortement aquilin, barbe noire, abondante et terminée en pointe, court vêtement de couleurs variées ; ceux-ci portent le nom de NAMOU.
Il ne peut y avoir aucune incertitude sur la race des trois qui viennent après, ce sont des nègres ; ils sont désignés sous le nom général de NAHASI.
Enfin, les trois derniers ont la teinte de peau que nous nommons couleur de chair, ou peau blanche de la nuance la plus délicate, le nez droit ou légèrement voussé, les yeux bleus, barbe blonde ou rousse, taille haute et très-élancée, vêtus de peaux de boeuf conservant encore leur poil, véritables sauvages tatoués sur diverses parties du corps ; on les nomme TAMHOI.
Je me hâtai de chercher le tableau correspondant à celui-ci dans les autres tombes royales, et en le retrouvant en effet dans plusieurs, les variations que j’y observai me convainquirent pleinement qu’on a voulu figurer ici les habitants des quatre parties du monde, selon l’ancien système égyptien, savoir :
1e les habitants de l’Égypte, qui, à elle seule, formait une partie du monde, d’après le très-modeste usage des vieux peuples ;
2e les Asiatiques ;
3e les habitants propres de l’Afrique, les nègres ;
4e enfin (et j’ai honte de le dire, puisque notre race est la dernière et la plus sauvage de la série) les Européens, qui à ces époques reculées, il faut être juste, ne faisaient pas une trop belle figure dans ce monde. Il faut entendre ici tous les peuples de race blonde et à peau blanche, habitant non-seulement l’Europe, mais encore l’Asie, leur point de départ.
Cette manière de considérer ces tableaux est d’autant plus la véritable que, dans les autres tombes, les mêmes noms génériques reparaissent et constamment dans le même ordre. On y trouve aussi les Égyptiens et les Africains représentés de la même manière, ce qui ne pouvait être autrement : mais les Namou (les Asiatiques) et les Tamhou (les races européennes) offrent d’importantes et curieuses variantes.
Au lieu de l’Arabe ou du Juif, si simplement vêtu dans le tombeau d’Ousireï, l’Asie a pour représentants dans d’autres tombeaux (ceux de Rhamsès-Meïamoun, etc.) trois individus toujours à teint basané, nez aquilin, oeil noir et barbe touffue, mais costumés avec une rare magnificence.
Dans l’un, ce sont évidemment des Assyriens : leur costume, jusque dans les plus petits détails, est parfaitement semblable à celui des personnages gravés sur les cylindres assyriens : dans l’autre, les peuples Mèdes, ou habitants primitifs de quelque partie de la Perse, leur physionomie et costume se retrouvant en effet, trait pour trait, sur les monuments dits persépolitains. On représentait donc l’Asie par l’un des peuples qui l’habitaient, indifféremment. Il en est de même de nos bons vieux ancêtres les Tamhou, leur costume est quelquefois différent ; leurs têtes sont plus ou moins chevelues et chargées d’ornements diversifiés ; leur vêtement sauvage varie un peu dans sa forme ; mais leur teint blanc, leurs yeux et leur barbe conservent tout le caractère d’une race à part. J’ai fait copier et colorier cette curieuse série ethnographique. Je ne m’attendais certainement pas, en arrivant à Biban-el-Molouk, d’y trouver des sculptures qui pourront servir de vignettes à l’histoire des habitants primitifs de l’Europe, si on a jamais le courage de l’entreprendre. Leur vue a toutefois quelque chose de flatteur et de consolant, puisqu’elle nous fait bien apprécier le chemin que nous avons parcouru depuis.
Le tombeau de Rhamsès Ier, le père et le prédécesseur d’Ousireï, était enfoui sous les décombres et les débris tombés de la montagne ; nous l’avons fait déblayer : il consiste en deux longs corridors sans sculptures, se terminant par une salle peinte, mais d’une étonnante conservation, et renfermant le sarcophage du roi, en granit, couvert seulement de peintures. Cette simplicité accuse la magnificence du fils, dont la somptueuse catacombe est à quelques pas de là.
J’avais le plus vif désir de retrouver à Biban-el-Molouk la tombe du plus célèbre des Rhamsès, celle de Sésostris ; elle y existe en effet :
C’est la troisième à droite dans la vallée principale ; mais la sépulture de ce grand homme semble avoir été en butte, soit à la dévastation par des mains barbares, soit aux ravages des torrents accidentels qui l’ont comblée à très-peu près jusqu’aux plafonds. C’est en faisant creuser une espèce de boyau au milieu des éclats de pierres qui remplissent cette intéressante catacombe que nous sommes parvenus, en rampant et malgré l’extrême chaleur, jusqu’à la première salle. Cet hypogée, d’après ce qu’on peut en voir, fut exécuté sur un plan très-vaste et décoré de sculptures du meilleur style, à en juger par les petites portions encore subsistantes. Des fouilles entreprises en grand produiraient sans doute la découverte du sarcophage de cet illustre conquérant : on ne peut espérer d’y trouver la momie royale, car ce tombeau aura sans doute été violé et spolié à une époque fort reculée, soit par les Perses, soit par des chercheurs de trésors, aussi ardents à détruire que l’étranger avide d’exercer des vengeances.
Au fond d’un embranchement de la vallée et dans le voisinage de ce respectable tombeau reposait le fils de Sésostris ; c’est un très-beau tombeau, mais non achevé. J’y ai trouvé, creusée dans l’épaisseur de la paroi d’une salle isolée, une petite chapelle consacrée aux mânes de son père, Rhamsès le Grand.
Le dernier tombeau, au fond de la vallée principale, se fait remarquer par son état d’imperfection ; les premiers bas-reliefs sont achevés et exécutés avec une finesse et un soin admirables ; la décoration du reste de la catacombe, formée de trois longs corridors et de deux salles, a été seulement tracée en rouge, et l’on rencontre enfin les débris du sarcophage du Pharaon, en granit, dans un très-petit cabinet dont les parois, à peine dégrossies, sont couvertes de quelques mauvaises figures de divinités, dessinées et barbouillées à la hâte.
Son successeur, dont le nom monumental est Rhamerri, ne s’était probablement pas beaucoup inquiété du soin de sa sépulture : au lieu de se faire creuser un tombeau comme ses ancêtres, il trouva plus commode de s’emparer de la catacombe voisine de celle de son père, et l’étude que j’ai dû faire de ce tombeau palimpseste m’a conduit à un résultat fort important pour le complément de la série des règnes formant la XVIIIe dynastie.
Le temps ayant causé la chute du stuc appliqué par l’usurpateur Rhamerri sur les sculptures primitives de certaines parties du tombeau qu’il voulait s’approprier je distinguai sur la porte principale les légendes d’une reine nommée Thaoser ; et le temps, faisant aussi justice de la couverte dont on avait masqué les premiers bas-reliefs de l’intérieur, a mis à découvert des tableaux représentant cette même reine, faisant les mêmes offrandes aux dieux, et recevant des divinités les mêmes promesses et les mêmes assurances que les Pharaons eux-mêmes dans les bas-reliefs de leurs tombeaux, et occupant la même place que ceux-ci. Il devint donc évident que j’étais dans une catacombe creusée pour recevoir le corps d’une reine, et je dois ajouter, d’une reine ayant exercé par elle-même le pouvoir souverain, puisque son mari, quoique portent le titre de roi, ne paraît qu’après elle dans cette série de bas-reliefs, la reine seule se montrant dans les premiers et les plus importants. Ménéphtha-Siphtha fut le nom de ce souverain en sous-ordre.
Comme j’avais déjà trouvé à Ghébel-Selséléh des bas-reliefs de ce prince qui avait, après le roi Hôrus, continué la décoration du grand spéos de la carrière, j’ai dû reconnaître alors dans la reine Thaoser la fille même du roi Hôrus, laquelle, succédant à son père, dont elle était la seule héritière en âge de régner, exerça longtemps le pouvoir souverain, et se trouve dans la liste des rois de Manéthon, sous le nom de la reine Achenchersès.
Je m’étais trompé à Turin, en prenant l’épouse même d’Hôrus, la reine Tmauhmot, pour la fille de ce prince, mentionnée dans le texte de l’inscription d’un groupe. Cette erreur de nom, indifférente pour la série des règnes, n’aurait point été commise si la légende de la reine, épouse d’Hôrus, eût conservé ses titres initiaux, qu’une fracture a fait disparaître. Siphtha ne porte donc le titre de roi qu’en s’a qualité d’époux de la reine régnante ; ce qui déjà avait eu lieu pour les deux maris de la reine Amensé, mère de Thouthmosis III (Moeris).
Ce fait diminue un peu l’odieux de l’usurpation du tombeau de la reine Thaoser et de son mari Siphtha par leur cinquième ou sixième successeur, qui ne devait point ; en effet, avoir pour eux le respect dû à des ancêtres, parce qu’il descendait directement de Rhamsès Ier et que, d’après les listes, il était tout au plus le frère de la reine Thaoser Achenchersès et continuait directement la ligne masculine à partir du roi Hôrus. Mais cela ne saurait justifier le nouvel occupant, d’abord, d’avoir substitué partout à l’image de la reine la sienne propre, au moyen d’additions ou de suppressions, en l’affublant d’un casque ou de vêtements et d’insignes convenables seulement à des rois et non à des reines ; et en second lieu, d’avoir recouvert de stuc tous les cartouches renfermant les noms de la reine et de Siphtha, pour y faire peindre sa propre légende. Cette opération a dû, toutefois, s’exécuter fort à la hâte, puisque, après avoir métamorphosé la reine Thaoser en roi Rhamerri, on n’a point eu la précaution de corriger, sur les bas-reliefs, le texte des discours que les dieux sont censés prononcer, lesquels sont toujours adressés à la reine et ne sauraient l’être convenablement au roi, ni par leur forme, ni par leur contenu.
Le plus grand et le plus magnifique de tous les tombeaux de la vallée encore existants fut sans contredit celui du successeur de Rhamerri, Rhamsès-Meïamoun ; mais aujourd’hui le temps ou la fumée a terni l’éclat des couleurs qui recouvrent la plupart de ces sépulcres ; il se recommande d’ailleurs par huit petites salles percées latéralement dans le massif des parois du premier et du deuxième corridor, cabinets ornés de sculptures du plus haut intérêt et dont nous avons fait prendre des copies soignées. L’un de ces petits boudoirs contient, entre autres choses, la représentation des travaux de la cuisine ; un autre, celle des meubles les plus riches et les plus somptueux ; un troisième est un arsenal complet où se voient des armes de toute espèce et les insignes militaires des légions égyptiennes ; ici on a sculpté les barques et les canges royales avec toutes leurs décorations. L’un d’eux aussi nous montre le tableau symbolique de l’année égyptienne, figurée par six images du Nil et six images de l’Égypte personnifiée, alternées, une pour chaque mois et portant les productions particulières à la division de l’année que ces images représentent. J’ai dû faire copier, dans l’un de ces jolis réduits, les deux fameux joueurs de harpe avec toutes leurs couleurs, parce qu’ils n’ont été exactement publiés par personne.
En voilà assez sur Biban-el-Molouk. J’ai hâte de retourner à Thèbes, où l’on ne sera point fâché de me suivre. Je dois cependant ajouter que plusieurs de ces tombes royales portent sur leurs parois le témoignage écrit qu’elles étaient, il y a bien des siècles, abandonnées, et seulement visitées, comme de nos jours, par beaucoup de curieux désoeuvrés, lesquels, comme ceux de nos jours encore, croyaient s’illustrer à jamais en griffonnant leurs noms sur les peintures et les bas-reliefs, qu’ils ont ainsi défigurés.
Les sots de tous les siècles y ont de nombreux représentants : on y trouve d’abord des Égyptiens de toutes les époques, qui se sont inscrits, les plus anciens en hiératique, les plus modernes en démotique ; beaucoup de Grecs de très-ancienne date, à en juger par la forme des caractères ; de vieux Romains de la république, qui s’y décorent, avec orgueil du titre de Romanos ; des noms de Grecs et de Romains du temps des premiers empereurs ; une foule d’inconnus du Bas-Empire noyés au milieu des superlatifs qui les précèdent ou qui les suivent ; plus, des noms de Coptes accompagnés de très-humbles prières ; enfin les noms des voyageurs européens que l’amour de la science, la guerre, le commerce, le hasard ou le désoeuvrement ont amenés dans ces tombes solitaires. J’ai recueilli les plus remarquables de ces inscriptions, soit pour leur contenu, soit pour leur intérêt sous le rapport paléographique. Ce sont toujours des matériaux (1), et tout trouve sa place dans mes porte-feuilles égyptiens, qui auront bien quelque prix translatés à Paris… J’y pense souvent…
Adieu.
___
Notes :
(1) : A Bém-Hassan-el-Qadim, dans le tombeau du nommé Roteï (c’est l’hypogée composé d’une seule chambre rectangulaire, ornée dans le fond de deux rangées de trois colonnes, et dont la porte regarde à l’ouest et la vallée de l’Égypte), on remarque sur la paroi méridionale un enfoncement régulièrement taillé comme pour une armoire, et c’est dans l’épaisseur de cet enfoncement que j’ai trouvé écrite au charbon, et presque effacée, cette inscription bien simple : 1800. 3e RÉGIMENT DE DRAGONS. Je me suis fait un devoir de repasser pieusement ces traits à l’encre noire avec un pinceau, en ajoutant au-dessous : J.F.C. RST. 1825 (J.-F. Champollion restituit).

Laisser un commentaire