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Première lettre de M. Champollion à Alexandrie

Sep 13, 2012

<div style= »text-align: justify; »>Le 31 juillet 1828, Jean-François CHAMPOLLION, le père de l’égyptologie française, part pour une expédition scientifique en Egypte, afin d’appliquer aux monuments la méthode de déchiffrement des hiéroglyphes, trente ans après la campagne d’Egypte où NAPOLÉON avait emmené avec lui de nombreux savants. CHAMPOLLION y restera jusqu’en décembre 1829, où il rentrera en France pour se faire soigner de la tuberculose attrapée durant son voyage.

Les lettres reproduites sur Egyptologue.fr, initialement publiée dans la revue Le Globe, ont été publié par son oncle en 1833, puis par son fils en 1867, sous le titre de « Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829 ». Elles appartiennent aujourd’hui au domaine public.
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Lettres écrites d’Egypte et de Nubie en 1828 et 1829

Lettre première

ALEXANDRIE.

 

Alexandrie, du 18 au 29 août 1828.
   « Ma lettre d’Agrigente contenait mon journal depuis le 31 juillet, jour de notre départ de Toulon sur la corvette du roi l’Églé, commandée par M. Cosmao-Dumanoir, capitaine de frégate, jusqu’au 7 août que nous avons quitté la côte de Sicile après une station de vingt-quatre heures, et sans avoir pu obtenir la pratique du port, vu que, d’après les informations parvenues de bonne source aux autorités siciliennes, nous étions tous en proie à la grande peste qui ravage Marseille, à ce qu’on dit en Italie. J’ai vainement parlementé avec des officiers envoyés par le gouverneur de Girgenti, et qui ne me parlaient qu’en tremblant, à trente pas de distance ; nous avons été déclarés bien et dûment pestiférés, et il nous a fallu renoncer à descendre à terre, au milieu des temples grecs les mieux conservés de toute la Sicile. Nous remîmes donc tristement à la voile, courant sur Malte, que nous doublâmes le lendemain 8 août au matin, en passant à une portée de canon des îles Gozzo et Cumino, et de Cité-La-Valette, que nous avons parfaitement vue dans ses détails extérieurs.
   » C’est après avoir reconnu successivement le plateau de la Cyrénaïque et le cap Rasat, et avoir longé de temps à autre la côte blanche et basse de l’Afrique, sans être trop incommodés par la chaleur, que nous aperçûmes enfin, le 18 au matin, l’emplacement de la vieille Taposiris, nommée aujourd’hui la Tour des Arabes. Nous approchions ainsi du terme de notre navigation, et nos lunettes nous révélaient déjà la colonne de Pompée, toute l’étendue du Port-Vieux d’Alexandrie, la ville même dont l’aspect devenait de plus en plus imposant, et une immense forêt de mâts de bâtiments, au travers desquels se montraient les maisons blanches d’Alexandrie.
A l’entrée de la passe, un coup de canon de notre corvette amena à notre bord un pilote arabe qui dirigea la manoeuvre au milieu des brisants, et nous mit en toute sûreté au milieu du Port-Vieux. Nous nous trouvâmes là entourés de vaisseaux français, anglais, égyptiens, turcs et algériens, et le fond de ce tableau, véritable macédoine de peuples, était occupé par les carcasses des bâtiments orientaux échappés aux désastres de Navarin. Tout était en paix autour de nous, et voilà, je pense, une preuve de la puissante influence du vice-roi d’Égypte sur l’esprit de ses Égyptiens.
» Nous en avions donc fini avec la mer, dès le 18 à cinq heures du soir : il ne nous restait qu’un seul regret, celui de nous séparer de notre commandant Cosmao-Dumanoir, si recommandable à tous égards, et des autres officiers de la corvette, qui, tous, nous ont comblés de prévenances et de soins, et nous ont procuré par leur instruction tous les charmes de la plus agréable société ; mes compagnons et moi n’oublierons jamais tout ce que nous leur devons de reconnaissance.
   » A peine mouillés dans le port, plusieurs officiers supérieurs des vaisseaux français vinrent à notre bord, et nous donnèrent d’excellentes nouvelles du pays : ils nous apprirent la prochaine évacuation de la Morée par les troupes d’Ibrahim, en conséquence d’une convention récente. On attend dans peu de jours la rentrée de la première division de l’armée égyptienne.
   » M. le chancelier du consulat-général de France voulut bien aussi venir à notre bord, nous complimenter de la part de M. Drovetti, qui se trouvait heureusement à Alexandrie, ainsi que le vice-roi. Le soir même, à six heures, je me rendis à terre, avec notre brave commandant et mes compagnons de voyage, Rosellini, Bibent, Ricci, et quelques autres : je baisai le sol égyptien en le touchant pour la première fois, après l’avoir si longtemps désiré.
   » A peine débarqués, nous fûmes entourés par des conducteurs d’ânes (ce sont les fiacres du pays), et, montés sur ces nobles coursiers, nous entrâmes dans Alexandrie. Les descriptions que l’on peut lire de cette ville ne sauraient en donner une idée complète ; ce fut pour nous comme une apparition des antipodes, et un monde tout nouveau : des couloirs étroits bordés d’échoppes, encombrés d’hommes de toutes les couleurs, de chiens endormis et de chameaux en chapelet ; des cris rauques partant de tous les côtés et se mêlant à la voix glapissante des femmes, ou d’enfants à demi nus ; une poussière étouffante, et par-ci par-là quelques seigneurs magnifiquement habillés, maniant habilement de beaux chevaux richement harnachés, voilà ce qu’on nomme une rue d’Alexandrie. Après une demi-heure de course sur nos ânes et une infinité de détours, nous arrivâmes chez M. Drovetti, dont l’accueil empressé mit le comble à toutes nos satisfactions. Surpris toutefois de notre arrivée au milieu des circonstances actuelles, il nous en félicita cependant, et nous donna l’assurance que notre voyage d’exploration ne souffrirait aucune difficulté ; son crédit, fruit de sa conduite noble, franche et désintéressée, qui n’a jamais pour objet que le service de notre monarque dont le nom est partout vénéré, et l’honneur de la France, est une garantie suffisante de ces promesses. M. Drovetti ajouta encore à ses prévenances, en m’offrant un logement au palais de France, l’ancien quartier-général de notre armée. J’y ai trouvé un petit appartement très-agréable, c’est celui de Kléber, et ce n’est pas sans de vives émotions que je me suis couché dans l’alcôve où a dormi le vainqueur d’Héliopolis.
» Du reste, le souvenir des Français est partout dans Alexandrie, tant notre influence y fut douce et équitable. En arrivant, j’ai entendu battre la retraite par les tambours et les fifres égyptiens sur les mêmes airs qu’à Paris. Toutes les anciennes marches françaises pour la troupe ont été adoptées par le Nizam-Gedid, et de vieux Arabes parlent encore en français. Il y a trois jours, allant de grand matin visiter l’obélisque de Cléopâtre, et au milieu des collines de sables qui couvrent les débris de l’antique Alexandrie, je rencontrai un Arabe aveugle et âgé, conduit par un enfant : j’approchai, et l’aveugle, informé que j’étais Français, me dit aussitôt ces propres mots en me saluant de la main : Bonjour, citoyen ; donne-moi quelque chose ; je n’ai pas encore déjeuné. Ne pouvant ni ne voulant résister à une telle éloquence, je mets dans la main de l’Arabe tous les sous de France qui me restaient ; en les tâtant il s’écria aussitôt : Cela ne passe plus ici, mon ami. Je substituai à cette monnaie française une piastre d’Égypte : Ah ! voilà qui est bon, mon ami, ajouta-t-il ; je te remercie, citoyen. De telles rencontres dans le désert valent un bon opéra à Paris.
   » Je suis déjà familiarisé avec les usages et coutumes du pays ; le café, la pipe, la siesta, les ânes, la moustache et la chaleur ; surtout la sobriété, qui est une véritable vertu à la table de M. Drovetti, où nous nous asseyons tous les jours, mes compagnons de voyage et moi.
  » J’ai visité tous les monuments des environs ; la colonne de Pompée n’a rien de fort extraordinaire ; j’y ai trouvé cependant à glaner. Elle repose sur un massif construit de débris antiques, et j’ai reconnu parmi ces débris le cartouche de Psammétichus II. Je n’ai pas négligé l’inscription grecque qui dépend de la colonne, et sur laquelle existent encore quelques incertitudes. Une bonne empreinte en papier les fera cesser, et je serai heureux d’exposer sous les yeux de nos savants cette copie fidèle qui doit les mettre enfin d’accord sur ce monument historique. J’ai visité plus souvent les obélisques de Cléopâtre, toujours au moyen de nos roussins, que les jeunes Arabes nomment un bon cabal (dénomination provençale). De ces deux obélisques, celui qui est debout a été donné au Roi par le pacha d’Égypte, et j’espère qu’on prendra les moyens nécessaires pour faire transporter cet obélisque à Paris. Celui qui est à terre appartient aux Anglais. J’ai déjà copié et fait dessiner sous mes yeux leurs inscriptions hiéroglyphiques. On en aura donc, et pour la première fois, je puis le dire, un dessin exact. Ces deux obélisques, à trois colonnes de caractères sur chaque face, ont été primitivement érigés par le roi Moeris devant le grand temple du Soleil à Héliopolis. Les inscriptions latérales sont de Sésostris, et j’en ai découvert deux autres très-courtes, à la face est, qui sont du successeur de Sésostris. Ainsi, trois époques sont marquées sur ces monuments ; le dé antique en granit rosé, sur lequel chacun d’eux avait été placé, existe encore ; mais j’ai vérifié, en faisant fouiller par mes Arabes dirigés par notre architecte M. Bibent, que ce dé repose sur un socle de trois marches qui est de fabrique grecque ou romaine.
   » C’est le 24 août, à huit heures du matin, que nous avons été reçus par le vice-roi. S.A. habite plusieurs belles maisons construites avec  beaucoup de soin dans le goût des palais de Constantinople ; ces édifices, de belle apparence, sont situés dans l’ancienne île du Phare. Nous nous y sommes rendus en corps, précédés de M. Drovetti, tous habillés au mieux, et les uns dans une calèche attelée de deux beaux chevaux conduits habilement à toute bride dans les rues d’Alexandrie par le cocher de M. Drovetti, et les autres montés sur des ânes escortant la calèche.
   » Descendus au grand escalier de la salle du divan, nous sommes entrés dans une vaste pièce remplie de fonctionnaires, et nous avons été immédiatement introduits dans une seconde salle, percée à jour : dans un de ses angles, entre deux croisées, était assise S.A., dans un costume fort simple, et tenant dans ses mains une pipe enrichie de diamants. Sa taille est ordinaire, et l’ensemble de sa physionomie a une teinte de gaîté qui surprend dans un personnage occupé de si grandes choses. Ses yeux ont une expression très-vive, et une magnifique barbe blanche couvre sa poitrine. S.A., après avoir demandé de nos nouvelles, a bien voulu nous dire que nous étions les bienvenus, et me questionner ensuite sur le plan de mon voyage. Je l’ai exposé sommairement, et j’ai demandé les firmans nécessaires ; ils m’ont été accordés sur-le-champ, avec deux chaouchs du vice-roi, qui nous accompagneront partout. S.A. a ensuite parlé des affaires de la Grèce, et nous a fait part de la nouvelle du jour, qui est la mort d’Ahmed-Pacha, de Patras, livré à des Grecs introduits dans sa chambre par des soldats infidèles soudoyés. Quoique fort âgé, Ahmed s’est vigoureusement défendu, a tué sept de ses assassins, mais a succombé sous le nombre. Le vice-roi nous a fait donner ensuite le café, et nous avons pris congé de S.A., qui nous a accompagnés avec des saluts de main très-bienveillants. C’est encore une grâce de plus dont nous sommes redevables aux bontés inépuisables de M. Drovetti.
   » La commission toscane, conduite par M. Hip. Rosellini, a été reçue aussi le lendemain, 25 août, par le vice-roi, présentée par M. Rosetti, consul-général de Toscane.
   » Elle a reçu le même accueil, les mêmes promesses et la même protection. L’Égypte, disait S.A., devait être pour nous comme notre pays même ; et je suis persuadé que le vice-roi est très-flatté de la confiance que nos gouvernements ont mise dans son caractère, en autorisant notre entreprise dans les circonstances actuelles.
   » Je compte rester à Alexandrie jusqu’au 12 septembre : ce temps est nécessaire pour nos préparatifs. Les chaleurs du Caire, et une maladie assez bénigne qui y règne, baisseront en attendant. Le Nil haussera en même temps. J’ai déjà bu largement de ses eaux que nous apporte le canal construit par l’ordre du pacha, et nommé pour cela le Mahmoudiéh. Le fleuve sacré est en bon état ; l’inondation est assurée pour le pays bas ; deux coudées de plus suffiront pour le haut. Nous sommes d’ailleurs ici comme dans une contrée qui serait l’abrégé de l’Europe, bien reçus et fêtés par tous les consuls de l’Occident, qui nous témoignent le plus vif intérêt. Nous avons été tous réunis successivement chez MM. Acerbi, Rosetti, d’Anastazy et Pedemonte, consuls d’Autriche, de Toscane, de Suède et de Sardaigne. J’y ai vu aussi M. Méchain, consul de France à Larnaka en Chypre, très-recommandable sous tous les rapports, et l’un des anciens de l’expédition française en Égypte.
   » Nous sommes donc au mieux, et nous en rendons journellement des grâces infinies à la protection royale qui nous devance partout, et aux soins inépuisables de M. Drovetti, qui ne se font attendre nulle part.
   » Je suis rempli de confiance dans les résultats de notre voyage : puissent-ils répondre aux voeux du gouvernement et à ceux de nos amis ! Je ne m’épargnerai en rien pour y réussir.
   » J’écrirai de toutes les villes égyptiennes, quoique les bureaux de poste des Pharaons n’y existent plus : je réserverai les détails sur les magnificences de Thèbes pour notre vénérable ami M. Dacier ; ils seront peut-être un digne et juste hommage au Nestor des hommes aimables et des hommes instruits. J’ai reçu les lettres de Paris de la fin de juillet par le Nisus, arrivé en onze jours. Adieu.  »

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